CRITIQUES D'ART
Michèle Baj -Strobel
Pierre Lesc
exposition à la Galerie Michèle Casanove/Gosier
Thème et Variations: l’atelier et les modèles.
Novembre-décembre 2000
Photographe avant d’être peintre, Pierre Lesc a d’abord cherché à exprimer la complexité et les spectacles du monde par l’image saisie sur le vif et dans l’instantanéité. La démarche du peintre est quant à elle fort différente. Plus distanciée, elle met en évidence ce que le photographe n’arrive pas toujours à relater : la densité du regard, la caresse du geste et une sorte de synthèse entre sentiment et vision.
Cette exposition, qui rassemble une quarantaine de tableaux de différents formats, huiles sur toile ou sur papier, carton ou bois, présente un large éventail d’oeuvres assez récentes et nous permet de découvrir une démarche picturale dont on apprécie d’emblée la richesse du trait et l’acuité du regard enrichis par un évident sens des couleurs. De l’ensemble se dégage donc une indéniable harmonie. Nous sommes aussi invités à parcourir un des thèmes les plus classiques de l’art pictural : l’atelier du peintre sous diverses variantes. Le lieu de la réalisation et la manière de réaliser se trouvent ainsi en parfaite connivence. Thème récurrent certes, mais combien riche et porteur d’une expression à la fois intuitive et savante.
Pierre Lesc a exposé à partir de 1985 et a régulièrement montré et vendu ses travaux. Une de ses dernières exposition a eu lieu dans une galerie de la rue de Seine, en 1997, quelques temps après son passage à l’atelier de Jean Bertholle, peintre mort en 1996, qui l’avait très vite accepté parmi ses “ élèves ”. A cette époque, Pierre Lesc était déjà médecin et avait choisi de consacrer ses loisirs à un art auquel il s’était initié auparavant dans divers ateliers de dessin. Sans doute, grâce à ses talents de photographe et de dessinateur, avait-il déjà mis ses dons sur la sellette, ce qui lui a peut-être permis de “ brûler ” ainsi les étapes...
Il s’agit bien d’oeuvres inscrites de manière évidente dans une tradition d’ ”école ” ou d’ ”atelier ”, car une question d’ordre et d’espace, à la manière des maîtres, se dégage de l’ensemble. La série des ateliers, par exemple, relate néanmoins, malgré l’aspect conventionnel du genre, un souci d’expérimentation, et l’on assiste à une déclinaison de travaux sériels (surtout les petits formats à l’huile) qui se présentent comme des études rapidement brossées. On est bien en présence d’un mode d’exploration d’un motif, d’un thème de l’intimité, dont la complexité et les variantes possibles semblent inépuisables. Quelle serait la vérité de l’atelier ? Où se niche-t-elle ? D’une certaine façon, dans le jeu des lumières, des objets et des corps, et sous l’effet singulier des différents angles de vue ou des regards.
Cette manière de tourner autour du thème fait évidemment référence à toute une tradition de la peinture, française en particulier, qui a renouvelé le genre avec les maîtres du fauvisme. Plus tard, vers la fin des années trente, avec les “ Peintres Indépendants ”, dont André Gide, ardent défenseur, a pu dire “ l’art est une chose tempérée ”, on assiste à une “ mise en ordre ” des turbulences des avant-gardes. Cette démarche repose sur une défense d’un art imitatif qui prend à la fois ses gammes dans le fauvisme et le cubisme, associant lyrisme et rigueur sur un mode tempéré justement. Mais il s’agit aussi d’expérimenter plusieurs manières ou angles de vue, pour observer le comportement de la couleur et de la ligne. ét l’on sent bien le bonheur avec lequel Pierre Lesc tourne ainsi autour des modèles, qui sont avant tout des formes, des taches, des masses, et des lignes en un certain ordre assemblés...
Les sensations naturelles et charnelles sont mises en avant, la couleur est forme et volume, elle crée l’espace et laisse se déployer un lyrisme intérieur. Parfois, les masses colorées se fractionnent et donnent lieu à des compostions compartimentées, divisées par des verticales qui séparent les plans. Néanmoins, l’harmonisation est maintenue par les taches complémentaires. On perçoit bien sûr une mémoire du fauvisme et du nabisme avec des évocations très nettes de certains intérieurs de Vuillard et Bonnard et surtout cet accent porté sur le désorde des choses... qui néanmoins ne perturbe jamais une sérénité naturelle, éprouvée en arrière-plan, en sourdine, toujours présente et apaisante.
La question picturale posée est celle de l’organisation de l’espace à partir de taches de couleurs et de traits à propos d’un volume humain, tantôt réduit à ses contours, tantôt opaque ou transparent. La répétition paraît moins répondre à une observation psychologique qu’à la volonté d’essayer plusieurs hypothèses plastiques. Chaque petite étude est un moment du processus de la vision picturale d’ensemble. La série produit ainsi des variations en écho, mais, comme a pu le dire Philippe Dagen, “ ce ne sont pas tant les tableaux qui font la série que la série qui produit les tableaux ”. En fait, il nous semble évident que l’artiste hésite à “ achever ” un tableau, préférant reprendre une nouvelle esquisse, aller de biais plutôt que de se confronter à un choix final. L’ensemble de la production ici présentée semble marqué par cette volonté de non achèvement, d’hésitation, de préférence accordée à une succession d’essais. N’est-ce pas là quelque chose de très révélateur de la recherche d’un atelier idéal, d’une relation au modèle, idéal aussi ? Comme le dit le peintre, “ un tableau est achevé quand il a fini de dire ce qu’il a à dire, c’est quelque chose qui se sent et ne se commande pas ”.
On décèle également une sorte d’hésitation lancinante autour du passage à l’abstraction qui, tout en paraissant imminent, reste vaguement esquissé. On peut évoquer à ce propos, des peintres comme Bazaine ou Manessier ou encore Le Moal, qui ont exécuté, vers les années 40-50, des séries lyriques et colorées qui empruntaient à la fois leurs gammes aux Fauves et les lignes et les accents géométriques aux Cubistes. Ce passage vers une plus grande liberté gestuelle, associée à des formats bien plus grands, est en fait amené de manière progressive. Les premiers travaux sont des pastels, dessins et huiles très proches de “ natures mortes ” fort conventionnelles mais sensibles, un peu vaporeuses et comme entourées d’un halo en demi-teintes. Par la suite, la série des ateliers a permis une plus grande ouverture sur les lieux, avec ciels, toits, meubles et organisation spatiale. Ces fragmentations ont quant à elles préparé une liberté d’exécution et de vision accrue, comme si le peintre ne retenait plus que le miroitement des taches de couleurs, les jeux de lignes et les associations de formes. On passe ainsi de la présentation d’un “ tableau-image ” à un “ tableau-sensation ”. “ Je peux très bien m’acheminer vers l’abstraction, mais il faut toujours que le passage entre ce que l’on peut ressentir et ce qui existe soit possible ”. En s’exprimant ainsi, le peintre met bien l’accent sur la “ petite sensation ” qui reste une sorte de garant de la justesse du regard. Les couleurs des Antilles, déjà remarquables dans quelques aquarelles, ont aussi permis une recherche de vibrations contrastées, aux tonalités vives et éclatantes. L’atelier est loin, les toits de Paris aussi mais d’autres bleus, de nouveaux jaunes et des roses encore plus violents commencent à se partager les toiles.
Il paraît cependant qu’une autre “ tradition ” se dégage de certaines oeuvres de Pierre Lesc, celle des débuts de l’expressionnisme slave et germanique, que l’on peut aimer, par exemple, dans les paysages de Murnau de Kandinsky (vers les années 1900-1910). Par endroits, les couleurs se chevauchent, vibrent, font trembler les formes et sourdre les tonalités les plus suaves ou les plus exubérantes. Le travail de la tache, l’association d’aplats et de touches en virgule, aux tonalités cinglantes, sont à la base même des paysages ou des figures de l’expressionnisme. Parfois, la fragmentation de la surface et les pans de couleurs se conjuguent avec l’éclatement des formes et le brouillage des motifs. La tentation de l’abstraction est amorcée par le même lyrisme que celui qu’ont partagé Kandinsky, Jawlensky ou Kokoschka, tous empreints d’une fervente sonorité grave. Dans un sens, c’est cette même tonalité-là que Pierre Lesc aime retrouver. Elle a sans doute un accent particulier, celui des contes populaires, des récits d’enfance et des mondes imaginaires, liés aux cultures d’éurope centrale, où musiques légères, ritournelles et chants profonds traduisent élans de l’âme et ferveur des sens.
Michèle Baj-Strobel
Critique d’Art